CHAPITRE VIII
Les trois Ultimes attendaient en silence, assis dans les confortables banquettes du vestibule des appartements d’Hamibal le Chien. Ils avaient dû livrer une véritable guerre de procédure pour avoir l’honneur et le privilège d’être reçus en audience privée par le tyran de Cynis.
Les administrateurs leur avaient fait subir un interrogatoire sévère, parfois humiliant, sous le fallacieux prétexte de « ménager la tranquillité du Conquérant, qui a bien d’autres choses en tête que le sort d’un Ultime du Chêne Vénérable et de quelques missionnaires disparus au cours d’une misérable guerre des confins… ». La difficulté, pour la légation de l’Église, avait été de leur fournir un argument décisif sans leur révéler les véritables raisons de sa démarche.
Les prélats avaient argumenté que, la conquête de la Neuvième Voie Galactica étant pratiquement achevée, ils souhaitaient entretenir Hamibal de l’administration religieuse de l’Empire cynique et, dans ce but, sonder les intentions du maître de la galaxie.
— Vous êtes bien pressés de tout régenter, Ultimes ! avait aboyé un administrateur.
— Nous avons hâte de consolider les structures de l’Empire, avait corrigé Su-pra DiMasto. Un édifice a tôt fait de s’effondrer s’il n’est pas bâti selon les lois fondamentales de l’architecture.
— Pourquoi les Cyniques laisseraient-ils au Chêne le soin d’établir ces lois ?
— L’Église dispose de deux arguments qui vous font cruellement défaut, messieurs : l’expérience et la foi. Je vous rappelle qu’Idr El Phas a jeté les fondements du Chêne en l’an 13 054 du calendrier universel…
— Épargnez-nous vos leçons d’histoire !
— L’histoire est pourtant riche d’enseignements, avait rétorqué l’Ultime. Combien de royaumes ou d’empires interplanétaires se sont effrités parce qu’il manquait une identité commune aux peuples qui les composaient ? Les humanités conquises n’adopteront pas la culture cynique mais reconnaîtront l’aspect universel du Verbe Vrai.
— Une affirmation de ce genre n’est pas une vérité universelle.
— Elle le devient lorsqu’elle est répandue avec foi, ce qui nous ramène à notre deuxième argument. Le tyran de Cynis semble avoir parfaitement admis le bien-fondé de ce raisonnement puisqu’il a demandé à Gahi Balra, notre Berger Suprême, de bien vouloir s’associer à sa gigantesque œuvre d’unification des mondes humains.
Bien que convaincus par la démonstration de Su-pra DiMasto, les trente administrateurs avaient jugé bon de prolonger l’entretien en posant une foule de questions toutes aussi saugrenues les unes que les autres. Ils avaient ainsi demandé des précisions sur les vœux de chasteté des Ulmans de l’Église, s’étonnant que le prophète fondateur eût exigé un tel sacrifice de la part de ses serviteurs (il fallait probablement trouver dans cette curiosité goguenarde les raisons de l’attribution des appartements de l’aile dite décadente aux représentants du Chêne Vénérable).
Les trois Ultimes avaient fait des efforts surhumains pour endurer cette mortification sans cracher leur colère au masque de leurs interlocuteurs, tourner les talons et claquer la porte de l’amphithéâtre. Fort heureusement, les Cyniques n’avaient pas abordé le sujet du Mentral.
Le lendemain de cette redoutable épreuve, les prélats avaient touché les dividendes de leur patience : le Conquérant acceptait de les recevoir et d’évoquer l’expansion du Verbe Vrai sur les planètes conquises. Ils comptaient exploiter cette entrevue pour recueillir des informations précises sur l’expédition dans les mines d’urbalt de Stegmon et, s’ils obtenaient la confirmation de la présence de Rohel Le Vioter parmi les mineurs, prier leur auguste interlocuteur de faire tout ce qui était en son pouvoir pour que le déserteur du Jahad leur soit livré vivant (cryogénisé ou anesthésié, si possible). Ils faisaient le pari audacieux de récolter auprès d’Hamibal des renseignements qui relevaient du secret militaire et de lui extorquer une promesse sans toutefois lui dévoiler la véritable identité du fugitif. La tâche s’annonçait d’autant plus ardue qu’ils avaient déjà constaté que la phriste de synthèse de leur anneau ne leur était d’aucun secours face au Conquérant, comme si le cerveau d’Hamibal n’émettait aucune onde. Les circonstances les amenaient à traverser un gouffre sur un fil de funambule : ils ne pouvaient pas négliger cette fantastique opportunité de traquer l’homme dont la capture avait mobilisé toute l’Église depuis plus d’une année universelle mais, en même temps, ils prenaient le risque de mettre sur la piste du Mentral le plus féroce prédateur que les humanités aient jamais engendré – le tyran de Cynis était-il réellement un être humain ?
Au travers des fentes oculaires de leurs masques, les gardes cyniques, disposés en ligne de chaque côté de la porte principale des appartements d’Hamibal, jetaient des regards suspicieux sur les ecclésiastiques.
Le décor du vestibule rappelait le luxe ostentatoire de certaines habitations cyniques. Des guirlandes, composées de fils de métaux précieux entrelacés, couraient sur le plafond de jaspe vert. D’énormes pierres noires ou sanguines s’incrustaient sur les murs de marbre blanc. Des colonnes rondes et ocre encadraient les ouvertures aux linteaux arrondis, et les dalles du sol, taillées dans cette matière rarissime qu’on appelait la pierre nuageuse, composaient un somptueux tableau aux nuances changeantes.
Assis sur d’autres banquettes, des courtisans vêtus de leurs vêtements d’apparat rongeaient leur frein en attendant d’être invités à pénétrer dans les appartements du tyran de Cynis, cette partie du navire amiral qui était devenu le cœur de la galaxie.
La porte s’ouvrit enfin, libérant un flot de lumière vive. Un serviteur se dirigea vers les trois prélats et les salua d’une profonde révérence. Il portait une longue robe blanche brodée d’un liseré argentin et un masque identique à celui des administrateurs – hormis le museau, un peu plus écrasé – dissimulait son visage.
— Hamibal le Chien consent à recevoir la légation du Chêne Vénérable, dit-il d’une voix obséquieuse.
Hamibal consentait ou condescendait toujours à rencontrer ses interlocuteurs. Bien qu’il eût affirmé à plusieurs reprises que le Berger Suprême était son associé, son égal, il s’arrangeait pour placer les Ultimes de la délégation sur un pied d’infériorité. Il ne cédait pas à leurs exigences, à leurs revendications – l’épisode de l’aile décadente était à ce titre révélateur –, il daignait de temps à autre leur prêter une oreille bienveillante comme on jetait des os aux chiens sacrés des temples cyniques. Ce dédain ulcérait les ecclésiastiques, mais Gahi Balra, qu’ils avaient réussi à joindre par liaison téléholograhique intergalactique lors de l’escale sur la planète Gitoër, leur avait recommandé d’œuvrer pour le bien de l’Église, et donc de museler cette susceptibilité qui risquait fort de les égarer sur les chemins de l’orgueil.
Ils s’engouffrèrent sur les talons du serviteur dans le couloir tapissé de tentures cristallines, passèrent sous un premier portique détecteur de métal, traversèrent une petite pièce où d’invisibles rayons furetèrent sous leurs vêtements et s’assurèrent que leurs corps ne recelaient pas de bombes ou de poches de gaz foudroyant, franchirent un deuxième corridor où des gardes les palpèrent des aisselles jusqu’aux chevilles et, enfin, pénétrèrent dans le salon des réceptions officielles.
Le Conquérant avait déjà pris place dans un siège posé sur une estrade qu’une armée de serviteurs s’affairait à couvrir de pétales écarlates. L’ensemble se tenait à l’intérieur d’une bulle de lumière dont l’intensité empêchait les arrivants de percevoir les détails. D’Hamibal on ne voyait qu’une vague silhouette sombre et nimbée d’une frange brillante. Cette mise en scène visait à déstabiliser ses interlocuteurs, et elle atteignait parfaitement son but, car il n’y avait rien de plus déconcertant que de s’adresser à un être dont on ne discernait ni les traits, ni les réactions, ni les yeux, ni les gestes.
Les cloisons disparaissaient sous des plantes grimpantes et des grappes de fleurs de toutes les couleurs. De cette exubérance végétale s’exhalaient une multitude de parfums qui composaient un bouquet enivrant.
Le serviteur conduisit les Ultimes au centre de la pièce, s’inclina devant Hamibal et se retira. Les prélats se fendirent à leur tour d’une courbette révérencieuse et attendirent que le tyran cynique les conviât à s’asseoir sur la première rangée de fauteuils alignés devant l’estrade. La lumière aveuglante de la bulle les contraignait à garder les paupières baissées et accentuait leur impression d’être livrés pieds et poings liés à un fauve. Ce genre de vexation participait certes à cet apprentissage de l’humilité évoqué par le Berger Suprême, mais ils n’en concevaient pas moins un vif dépit qu’ils dissimulaient de leur mieux derrière un paravent d’onctuosité ecclésiastique.
— On m’a rapporté que vous souhaitiez m’entretenir de l’organisation de l’Empire, déclara le Conquérant.
Sa voix métallique, vibrante, offensait le silence qui régnait dans le cœur du navire amiral et qui absorbait le ronronnement assourdi des moteurs, ce bourdon grave qui accompagnait les passagers dans quelque endroit où ils se rendaient.
Su-pra DiMasto se racla la gorge et se redressa, négligeant courageusement les flèches de lumière qui se fichaient dans ses yeux.
— Il nous semble en effet, Sire, que le temps est venu de penser à l’avenir, dit-il d’un ton emphatique.
— Au fait, Ultimes du Chêne !
Malgré le paravent de brouillage, ils décelèrent les menaces contenues dans la voix impersonnelle du Conquérant.
— Vous ne me ferez pas croire que vous avez sollicité cette audience dans le seul but de me proposer une réflexion sur l’aménagement de l’Empire, poursuivit Hamibal. Vous savez très bien que vos missionnaires sont déjà en place sur les planètes conquises, que vos fours à déchets brûlent les hérétiques par millions, que les pras fondent des écoles Vénérables et érigent des temples à l’effigie du Chêne dans toutes les cités de grande et moyenne importance.
L’Église n’a pas attendu la fin de la conquête pour étendre son influence.
Ce préambule prit Su-pra DiMasto au dépourvu. Lors de la dernière entrevue de la légation avec Hamibal, le tyran cynique avait plutôt cherché à minimiser le rôle du Chêne Vénérable dans la répartition des pouvoirs. Il n’avait pas tout à fait tort lorsqu’il prétendait que les missionnaires s’étaient déjà abattus comme une nuée de sauterelles sur la Neuvième Voie Galactica, mais il se trompait lorsqu’il affirmait que les peuples conquis avaient accepté le Verbe Vrai : lors de l’escale de Gitoër, les prélats avaient appris que de nombreuses populations locales s’étaient soulevées, avaient massacré les fras et brûlé les temples.
— Gahi Balra, notre Berger Suprême, a eu la sagesse d’entreprendre la tâche sans tergiverser, Sire, argumenta Su-pra DiMasto. L’œuvre n’est pas achevée, elle ne fait que commencer. Et c’est justement dans le dessein d’en parler avec vous que nous avons souhaité vous…
— Assez de circonvolutions, Ultimes du Chêne ! Je vous sais, vous et vos semblables, princes des nébuleuses… Parlez clair et droit pour une fois ! Notre temps est compté.
— Compté ? s’étonna Su-pra DiMasto. Voulez-vous dire qu’une menace plane au-dessus de votre tête ?
Le Conquérant marqua un long temps de pause avant de répondre.
— Au-dessus de nos têtes, Vos Grâces. Je vous rappelle que vous êtes dans le même vaisseau que moi.
Le sang se glaça dans les veines des Ultimes.
— Cette menace a-t-elle un rapport avec la bombe à urbalt que préparent les Stegmonites ? demanda Su-pra DiMasto.
Une aile sombre survola la silhouette dans la bulle de lumière. Le mouvement d’une cape peut-être…
— Vous avez manœuvré mes administrateurs avec une rare dextérité, Ultimes ! Vous leur avez extorqué des informations qui relèvent de la sécurité militaire et qui, même si vous êtes nos alliés, ne vous concernent pas.
— Nous souhaitions seulement obtenir des nouvelles d’un de nos frères disparu lors du conflit entre Ewe et Part-k.
Su-pra Valencian, le plus jeune de la légation, ne parvenait pas à considérer cette ombre auréolée de lumière comme un interlocuteur de chair et de sang. Il contenait tant bien que mal son envie de sauter sur l’estrade, de pénétrer dans la bulle aveuglante, de contempler enfin les traits du maître de la galaxie. Les courtisans qui se vantaient d’avoir été les premiers compagnons d’armes d’Hamibal décrivaient le Conquérant comme un homme d’une grande prestance, mais d’autres en parlaient comme d’un être contrefait, grotesque, d’autres comme d’une créature androgyne qui utilisait le paravent de brouillage pour masculiniser sa voix aigrelette, d’autres enfin comme d’un hybride d’humain et de chien.
— Mes administrateurs m’ont rapporté qu’un vaisseau partek s’était dirigé vers Stegmon après la catastrophe et que vous souhaitiez avoir la description précise de son unique passager, reprit le tyran de Cynis.
— Nous avons de bonnes raisons de penser que ce passager pourrait être notre frère, avança Su-pra DiMasto.
Les Ultimes n’avaient pas prévu d’aborder aussi rapidement et aussi franchement le sujet, mais ils n’avaient pas d’autre choix que de s’adapter aux caprices de leur hôte, aux méandres de sa conversation.
— Votre frère est-il grand, mince ? A-t-il une peau à tendance brune, des yeux d’un vert lumineux et profond semblable aux pierres qu’on appelle émeraudes ?
Les prélats se consultèrent brièvement du regard mais restèrent impassibles. Seul l’éclat de leurs yeux trahissait l’excitation que suscitait la question de leur interlocuteur. La description correspondait fidèlement à celle de Rohel Le Vioter. L’ancien agent du Jahad n’avait pas eu l’idée – ou la possibilité – de recourir aux greffes oculaires ou aux modifications génétiques pour préserver son anonymat. Eût-il modifié son apparence que l’Église se serait trouvée confrontée à un problème insoluble : le déserteur était parvenu à modifier son empreinte mentale sur Elmir, et les Ulmans ne disposaient plus que de son signalement physique et du flair biologique des Reskwins pour mener la chasse à travers l’univers.
— Eh bien, Vos Grâces, cette description correspond-elle à celle de votre frère ?
Su-pra DiMasto aurait aimé vérifier auprès de ses coreligionnaires qu’Hamibal n’avait jamais rencontré personnellement l’Ultime disparu, un albinos dont les caractéristiques – yeux rouges, cils et sourcils blancs, peau dépigmentée – marquaient durablement l’esprit de ses interlocuteurs. Il explora rapidement sa mémoire, n’exhuma aucun souvenir qui associât leur pair et le tyran de Cynis, jugea opportun de progresser sur la voie qui semblait s’ouvrir devant lui.
— Je ne me souviens pas précisément de la couleur des yeux de notre frère, Sire, mais je puis vous affirmer qu’il est brun, grand et mince… De quelle manière ces précisions vous sont-elles parvenues ?
— Mes administrateurs à la langue trop pendue vous ont déjà divulgué que deux de nos agents du Pulex sont descendus dans les mines d’urbalt de Stegmon. Nous restons en contact permanent avec eux.
— De quelle manière, Sire ? Les Stegmonites ne risquent-ils pas d’intercepter les communications entre les vaisseaux de votre flotte et ces agents ?
— Vous voulez sans doute parler des communications de type téléholographique ou audiophonique…
— En existe-t-il d’autres, Sire ?
La silhouette s’agita de nouveau à l’intérieur de la bulle de lumière, émit des sons étranges, entre lapements et gémissements.
— L’esprit est capable de bien des prodiges, Ultimes du Chêne. Mais les êtres humains, au lieu d’explorer leurs immenses possibilités, se contentent de créer des technologies de substitution. Un homme qui prend l’habitude de marcher avec des béquilles finit par atrophier les muscles de ses jambes.
— Où voulez-vous en venir, Sire ? s’emporta Su-pra DiMasto.
L’agressivité qui imprégnait sa voix lui valut les regards désapprobateurs de Su-pra Valencian et Su-pra Ito. Les serviteurs avaient déserté le salon et refermé les portes derrière eux, laissant le Conquérant seul avec ses hôtes. Il ne les avait pas encore invités à s’asseoir. Simple oubli ? Intention délibérée ? La réponse viendrait tôt ou tard au cours de la conversation. Les rangées de fauteuils tendus de velours pourpre paraissaient attendre une improbable affluence. Les prélats avaient l’étrange sensation d’être cernés par le vide.
— Les systèmes téléholograbiques nous sont très utiles pour aiguiller nos ennemis sur de fausses pistes, répondit Hamibal en détachant chacun de ses mots. Mais nous nous servons d’ondes nettement plus subtiles pour communiquer avec nos correspondants.
— Quel genre d’ondes ? insista Su-pra DiMasto.
— De celles que le Chêne Vénérable assimile à des pratiques de sorcellerie et qui valent à leurs auteurs les rigueurs des fours à déchets…
Le ton ironique contrastait avec le timbre métallique du tyran de Cynis.
— Que vient faire la sorcellerie dans cette conversation ? s’offusqua Su-pra DiMasto.
La manière qu’avait Hamibal de s’exprimer par énigmes commençait à l’exaspérer.
— L’Église a basé son hégémonie sur le dogme, et le dogme ne trouve d’écho que dans l’esprit faible. Elle cherche par tous les moyens à enfermer ses ouailles dans l’ignorance de leurs propres potentialités. Les religions n’auraient aucune raison d’être si les humains découvraient leur immense pouvoir.
— Permettez-moi, Sire, de trouver ces mots curieux et choquants dans votre bouche, protesta Su-pra DiMasto. N’êtes-vous pas en train de dénigrer ceux que vous avez choisis pour alliés ?
De manière tout à fait inattendue, le tyran de Cynis libéra un grondement qui s’acheva en une cascade de hoquets assimilable à un rire. C’était la première fois qu’il se livrait à une démonstration d’hilarité devant les légats du Chêne.
— Nous étions faits pour nous entendre, Vénérables ! Ma propre autorité est liée à cette étrange tendance des humains à remettre à d’autres les clefs de leur destinée. Ils refusent de se reconnaître pour ce qu’ils sont, des êtres libres, souverains, et c’est dans la faille engendrée par ce déni d’eux-mêmes que s’engouffrent les tyrans, les bourreaux et les religieux. Nous ne guidons pas les humanités, Vos Grâces, nous les empêchons de prendre leur envol et nous les maintenons sous notre coupe en nous justifiant d’un statut de sauveur. Hors de nos sentiers, point de salut ! Hors de nos solutions, la mort, la souffrance, l’emprisonnement, l’arrachement ! Hors de nos dieux et de nos armes, pas de pitié ! Nous étions faits pour nous unir, Ultimes, comme deux âmes noires qui s’interpellent au-delà de l’espace et du temps. Vous êtes les moissonneurs de mes semences de mort, les gardiens zélés de mon œuvre de destruction, mes chiens les plus fidèles.
Le Conquérant se tut, comme pour laisser à ses hôtes le temps de s’imprégner de ses paroles. Interdits par la violence de la diatribe, les prélats demeurèrent pétrifiés au pied de l’estrade.
La conversation avait pris une tournure qui les déroutait. Ils étaient seulement conscients qu’un danger rôdait autour d’eux, qu’Hamibal avait joué avec l’Église comme un manipulateur avec les fils de sa marionnette.
— Nos ne sommes pas des agents de destruction, Sire, objecta Su-pra DiMasto d’une voix hésitante. Nous sommes les serviteurs d’Idr El Phas, le prophète à bouche verte, et nous travaillons à l’avènement de l’Éden, du Jardin des Délices, sur les planètes recensées… On vous aura probablement mal informé sur le dessein véritable du Chêne Vénérable.
— Votre dessein véritable, Vénérables ? Dois-je donc évoquer la formule mise au point par les Ulmans physiciens d’Orginn ? A-t-elle été conçue pour favoriser l’avènement d’un jardin fabuleux… ou pour détruire les jardins existants ?
— Le Berger Suprême n’aurait jamais dû vous révéler le secret du Mentral ! glapit Su-pra Valencian, incapable de se contenir davantage.
Su-pra Ito l’enveloppa d’un regard assassin : non seulement l’attitude de son pair allait à l’encontre des règles de l’étiquette, mais elle était révélatrice du désarroi dans lequel les plongeait cette entrevue (qu’ils avaient eux-mêmes réclamée à cor et à cri).
— Vous avez été trahis par le premier des vôtres, rétorqua Hamibal avec un calme inquiétant. Il croyait m’appâter avec cette formule… Un jeu de dupes ! Vous-mêmes n’essayez-vous pas de m’abuser en me faisant croire que le pilote de ce vaisseau partek est votre frère ?
— Quel… quel serait notre intérêt dans cette histoire ? déglutit Su-pra DiMasto en essayant de se draper dans ses lambeaux de dignité.
Le Conquérant se leva, fit quelques pas mais ne sortit pas des limites de sa prison de lumière. Sa cape flottait derrière lui comme une ombre attentive et silencieuse.
— Vous osez me poser la question, Vénérables ? Vous me prenez pour l’un de ces écervelés qui forment votre troupeau ? Je vous ai observés lorsque vous avez interrogé mes administrateurs, et votre sollicitude envers votre frère disparu a éveillé ma méfiance. A-t-on déjà vu des membres du Chêne se soucier du sort de l’un des leurs ? J’ai donc contacté mes agents du Pulex en mission sur Stegmon et leur ai demandé de me donner une description précise de celui que vous faites passer pour votre coreligionnaire. De leur rapport j’ai conclu que cet homme était Rohel Le Vioter, l’ancien agent du Jahad, le seul détenteur dans l’univers de la formule du Mentral… L’homme pour la capture duquel tous vos services remuent cieux et terres depuis plus d’une année universelle.
Voyant qu’Hamibal avait éventé leur stratagème, Su-pra DiMasto reprit ses esprits et choisit un nouvel angle d’attaque. La franchise pouvait peut-être réussir là où avait échoué l’artifice.
— L’Église souhaite effectivement remettre la main sur cet homme et récupérer la formule qui lui appartient.
Hamibal s’immobilisa et, même si la lumière les empêchait de distinguer ses traits, les Ultimes ressentaient nettement la caresse ardente de son regard.
— La formule appartient à celui qui la conquiert ! rugit le Conquérant. Comme les âmes, comme les planètes, comme l’espace !
— Vous auriez tort de vous mettre en travers du chemin de l’Église, Sire, gronda Su-pra Valencian. Elle mobiliserait l’ensemble de ses forces pour vous renverser !
— Elle restera impuissante devant mes cent mille vaisseaux, devant mes légions, devant mes chiens ! Elle sera balayée, comme les misérables armées de la galaxie des Souffles Gamétiques, comme les peuples qui m’ont résisté… Comme toutes les races humaines de l’univers !
— Quel démon se cache donc dans cette lumière ? siffla Su-pra Valencian.
Il remonta sa chasuble jusqu’à la taille, sauta d’un bond sur l’estrade et franchit d’une allure décidée les contours de la bulle de clarté. Des pétales pourpres volèrent autour de lui comme des gouttes de sang. Il eut besoin d’une dizaine de secondes pour accoutumer ses yeux à la luminosité du projecteur mobile qui suivait le Conquérant dans chacun de ses déplacements.
Il discerna d’abord le paravent de brouillage, un minuscule appareil qu’un bras articulé maintenait devant une bouche aux lèvres pulpeuses. Puis il vit une longue chevelure brune, ondulée, dont les mèches retombaient mollement sur des épaules frêles. Le visage du tyran de Cynis l’étonna par sa finesse, par sa beauté, mais l’éclat haineux de ses yeux noirs, des yeux qui semblaient provenir d’un autre espace-temps, le glaça d’effroi. Il entrevit, entre les pans de la cape fermée au niveau du cou par un énorme rubis, des protubérances qui tendaient une chemise argentée et qui ne laissaient planer aucun doute sur le sexe du Conquérant.
— Ta curiosité est-elle satisfaite, Ultime ?
Hamibal ne bougeait pas, la bouche barrée d’un rictus sardonique.
— Je comprends maintenant pourquoi Idr El Phas a recommandé aux hommes de se méfier des femmes, murmura Su-pra Valencian.
Le Conquérant retourna tranquillement s’asseoir sur le siège qui se dressait au centre de l’estrade.
— Rassure-toi, Ultime, ton prophète peut dormir en paix : je ne suis pas vraiment une femme.
— L’illusion est presque parfaite ! cracha le prélat. Vous parliez tout à l’heure d’un jeu de dupes…
— Votre Berger Suprême ne m’aurait accordé aucun crédit si je m’étais présenté à lui sous une forme femelle. Vous autres, Vénérables, tenez les femmes en bien piètre estime ! Vous savez que leur pouvoir est infiniment supérieur au vôtre et c’est la raison pour laquelle vous sautez sur le moindre prétexte pour les condamner au four à déchets ! Hamibal fut vendue à l’âge de dix ans à un riche marchand qui la contraignit à se plier à tous ses caprices. Elle s’évada trois ans plus tard, fut recueillie par la tribu des Chiens, souleva l’ensemble des peuples du désert contre la tyrannie du Roi-Tortue, prit le pouvoir et entama la conquête de la galaxie. Elle pensait que la mort de chaque homme la vengerait des humiliations que lui avait fait subir son premier maître, mais elle se rendit rapidement compte que sa folie meurtrière ne lui apporterait pas l’apaisement et elle projeta d’arrêter la guerre.
— Vous parlez de vous-même comme d’une personne décédée, fit observer Su-pra Valencian.
Hamibal arracha le paravent de brouillage et le lança par-dessus son épaule. Le petit appareil retomba de l’autre côté de l’estrade dans un cliquetis que l’amplificateur intégré transforma en un tintamarre assourdissant.
— Bien observé, Votre Grâce. Si son corps est toujours vivant, son esprit est bel et bien mort.
Sa voix était celle d’une jeune femme, mais sa férocité, sa cruauté déclenchaient des frissons de peur sur la peau de l’Ultime.
— Elle avait entrepris une œuvre de destruction que nous avons décidé de perpétuer, poursuivit-elle. Les miens m’ont envoyé à elle pour investir son corps, prendre sa place et me servir de sa flotte pour semer la désolation sur les mondes de la Neuvième Voie Galactica. Chaque coup porté à l’humanité nous rapproche de notre but, Ultimes, et vous êtes nos agents les plus efficaces, les plus fiables. Voilà pourquoi j’ai proposé cette alliance à votre Berger Suprême. L’union terrible du fer d’Hamibal et du feu des fours à déchets…
Su-pra Valencian extirpa un vibreur mortel de la poche intérieure de sa chasuble et en braqua le canon vers le visage de son interlocutrice.
— Me diras-tu quelle est ta véritable nature, démon ? hurla-t-il, les yeux hors de la tête.
— Je suis un Garloup, dit Hamibal d’une voix douce.
Elle jaillit de son siège avec une telle promptitude que le prélat n’eut même pas le temps de presser la détente de son arme. Des dents se plantèrent dans sa gorge et, d’un coup sec, lui déchiquetèrent la moitié du cou.
A-ua n’eut besoin que de quatre secondes pour tuer les deux autres ecclésiastiques. Il – ou elle, les Garloups n’étaient pas différenciés par un sexe – demanda aux serviteurs de nettoyer les taches de sang, de jeter les cadavres dans l’espace, puis il – ou elle – se retira dans ses appartements pour réfléchir au meilleur moyen d’arracher à Rohel Le Vioter le secret du Mentral.